Exil, ombres et lumières


Tu as fui les feux du désert
et la caravane de la soif
pour rêver le restant de ta vie
aux mirages,
à la danse des gazelles,
ici,
parmi les ombres moisies
de l’exil…
 
 
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Le cerf
sans la forêt,
l’aigle
sans le bleu du haut,
la baleine
sans les ondes du bas,
ne seraient ni nobles ni complets;
 
et moi,
avec toi je reste toujours beau,
accompli par tes mystères;
avec toi,
                     mon pays las,
                     ensaglanté,
volcan furieux de la terre…
 
 
• • •
 
L’arbre
sans ses racines ni sa terre
ne sera que la danse squelettique de la mort
figée dans la soif et la solitude.
 
Arraché de ta terre meurtrie,
ô toi mon ami,
comment restes-tu encore debout,
toujours en vie…?
 
 
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Jusqu’où ont coulé de ma plume
l’encre de la nuit
et le sang des crépuscules?
 
Jusqu’où ta bouche
emportera-t-elle mes cris
et la comète de ma révolte?
 
 
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Ô mes compagnons d’errance,
arrosez de vos larmes
les longs chemins poussiéreux
de l’exil!
 
Ô mes amis de pensée,
perdus dans les labyrinthes des déceptions,
rendez-vous au désert,
empire de la soif!
 
 
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J’écarquille les yeux
rivés à ce paysage
dément,
 
paysage
pendu loin de ma fenêtre
à des crochets de sang…
 
 
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Les nuages de toute la terre
pleurent sur ton cœur
qui ne bat
qu’à la grisaille;
 
les fauves de toutes les jungles
hurlent sur tes lèvres
qui ne peuvent plus aimer
qu’à voix basse…
 
 
• • •
 
ce n’est pas
que je sois triste
que je voie noir;
 
c’est que je porte
toujours la nuit
dans mes yeux…
 
 
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Ce n’est pas aux sommets de la tristesse,
ce n’est pas sous les dents de l’indifférence,
dans les labyrinthes de la solitude,
dans les tourbillons de la peur,
dans les sous-sols de la torture,
dans l’abîme des deuils ininterrompus,
 
c’est dans les cauchemars que j’ai vieilli…
 
 
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Solitude
cocon tissé autour de soi
pour y faire pousser des ailes…
 
 
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Pour aimer
la loi de l’attraction
suffira;
 
le reste
– mots, science, raison –
ne sèment que confusion!
 
 
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Un jour, j’ai écrit aussi:
 
“Qui se met en quête d’une vérité
ne peut être
ni maître ni adepte;
c’est un noble aventurier
qui marche sur le tranchant du sabre.”
 
Je suis, peut-être, cet aventurier (enlevez l’adjectif!) qui ne cesse d’observer la terre et le ciel à la recherche d’une certaine vérité. Mais comme c’est dommage de ne vivre qu’une seule fois! Car trouver les bonnes réponses aux questions fondamentales nécessite l’éternité pour pouvoir contourner le temps, arriver au néant d’avant le chaos initial et surprendre “les mains” à l’œuvre. Et comme, apparemment, c’est impossible, je suis depuis toujours, et je resterai jusqu’à mon dernier souffle, un révolté qui se bat contre tout ordre prescrivant de se taire. Je vis donc mon enfer sur cette terre chauffée “au bleu” pour y subir la punition qu’on inflige, depuis toujours d’ailleurs, aux âmes révoltées. Je suis un voleur, oui! voleur de la liberté (le feu a déjà été volé). La liberté, la vraie, n’a jamais été admise nulle part. Pourtant elle est absolument indispensable à la recherche de la vérité. Mais elle a toujours été considérée comme très dangereuse, surtout entre les mains des rebelles… Il fallait donc la voler. Je l’ai fait et la punition n’a pas tardé à tomber: l’errance. Il fallait donc fuir, s’exiler. Et c’est le destin de tous ceux qui, tout en restant rebelles, n’ont pas un poignard ou un fusil à la main; qui veulent rester en vie et continuer à observer, à chercher, à constater et à contester. Partout. Ils sont toujours et partout prêts à souffrir, énormément, pour pouvoir témoigner de leur temps devant l’histoire.
 
J’ai parlé et je vais continuer à parler à la première personne – chose que je n’apprécie pas beaucoup – car l’exil de chaque individu est une affaire très personnelle et une expérience unique.
 
J’ai quitté l’Iran deux ans avant la chute du Shah. J’étais universitaire, j’avais maison et situation et je menais une vie confortable. Mais la censure était terrible et, en écrivant, l’autocensure s’installait. A un moment donné, je me suis surpris à censurer ma pensée! Je n’étais plus un homme libre, même dans ma plus intime solitude. J’ai tout abandonné pour venir à Paris et vivre dans une “niche”, une chambre de bonne. Tout cela pour me lancer dans une nouvelle aventure culturelle et humaine, pour pouvoir m’exprimer sans crainte et, surtout, pour pouvoir penser librement. J’ai donc fait un choix. Il fallait que le but de mon exil soit en harmonie avec ma quête de liberté et de vérité. D’ailleurs, mon premier recueil de poèmes publié en France porte le titre “Désobéir à la Peur”. Beaucoup de mes poèmes sont nourris de ma vie au pays natal et de celle de mon peuple. Cependant ils n’auraient peut-être pas la même audace et la même liberté s’ils avaient été écrits dans l’Iran du Shah ou celui du régime actuel. Les poèmes protestataires que j’avais écrits en Iran n’y ont jamais été publiés.
 
Une langue, dans la bouche d’un poète, est avant tout un instrument pour creuser au plus profond de l’âme humaine. Mais elle est aussi, en même temps, une arme de combat, de résistance. La connaissance d’une autre langue, surtout quand on arrive à s’y exprimer aisément, est, avec ses propres possibilités, un outil supplémentaire au service de la recherche des vérités, une arme de plus dans le combat et la résistance contre les forces obscures qui assombrissent le côté merveilleux de l’homme. Ainsi, le français, depuis qu’il m’habite est devenue ma langue principale de communication avec le monde pour mieux lui transmettre mes batailles et mes témoignages.
 
Je suis persuadé que l’exil peut élargir, si on le veut vraiment, l’étendue de notre regard sur l’homme et sur le monde. Pour ma part, il est fort probable que l’exil a joué un rôle considérable dans l’évolution de mon écriture. Mes souffrances personnelles diminuent chaque jour davantage. Dans mes poèmes de ces dernières années, “je”, “toi”, “lui”, sont très souvent le même personnage confronté à des questions différentes.
 
En outre, il faut dire que l’exil ne signifie pas seulement l’absence de crainte et ses conséquences sur l’écriture; ce n’est pas seulement s’offrir une fenêtre qui ouvre sur d’autres mondes et sur une meilleure compréhension des races et des cultures. L’exil, c’est aussi l’entassement des années loin de ses racines, années qui pèsent de plus en plus dans la vie de l’exilé, surtout pour celui qui ne peut pas retourner chez lui.
 
Il y a treize ans, j’ai écrit un long poème en dix-huit chapitres, poème intitulé “A travers la Fenêtre de l’Exil”. Voici une partie de son dixième chapitre:
 
Si par pure compassion
les bienveillants arrachaient du désert
les ronces brûlant de sécheresse,
et si on les replantait
dans les jardins de l’Eden,
la nostalgie de leurs terres assoiffées
finirait certainement par les faner.
 
 
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L’exil provisoire
c’est passer une nuit dans une auberge;
mais s’il se perpétue
il deviendra royaume de souffrance,
puis, dans les ruines de ton âme,
il se transformera en vipère
pour te mordre jour et nuit.
 
L’exil est une vieille canaille,
une pie rusée, vicieuse,
qui vole tout ce qui brille en toi.
Ton arrivée foudroyante
est l’éclatement du soleil;
ta vieillesse, ton départ,
seront l’assaut des ténèbres glaciales.
L’exil est un supplice:
les secondes te traversent à l’infini
comme des gouttes d’acide;
après quelques années
chaque longue journée de l’exil
devient une avalanche de pierres
qui s’écroule dans ta tête.
 
Dans tes sommeils troubles,
dans tes rêves bourbeux,
tu entends toujours quelqu’un crier,
toujours quelqu’un pleurer;
et lorsque tu te réveilles
tu es tremblant d’effroi,
tu es inondé de tes larmes.
 
Être étranger,
rester toujours étranger,
quelle sensation sinistre!
C’est comme si quelque chose
tourbillonnait en toi,
quelque chose comme un nuage
à la silhouette de vautour…
 
 
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Avalanche, avalanche!
avalanche de neige des années
qui déjà s’est détachée du sommet;
on n’a plus le temps de s’échapper,
elle court en avalant la vallée
avec ses régiments de glace
pour se jeter au puits du dedans…
 
 
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C’est vrai, tout cela est vrai. Mais j’aimerais terminer sur un autre ton. J’aimerais revenir sur d’autre aspects de l’exil. C’est vrai que l’humanité n’a jamais connu autant de déracinements, de migrations, d’exodes et d’exils que durant les trois dernières décennies. Mais, par la succession continue des malheurs qui assaillent les peuples de notre planète, l’homme universel est en train de naître. L’exil, ce ne sont donc pas seulement des moments qui durent l’éternité; ce ne sont pas seulement des solitudes qui aspirent l’exilé comme des sables mouvants; ce n’est pas seulement le travail colossal et absurde de Sisyphe; bref, l’exil n’est pas tout noir. Il est de toutes les couleurs du noir et de celles du blanc, mais chacune de ces couleurs est beaucoup plus intense, donnant ainsi beaucoup plus de relief aux moments et aux choses de la vie. Vivons donc notre exil, mélancoliquement heureux, sans jamais oublier notre colère et notre révolte contre l’injustice et la contrefaçon des vérités. Cette colère et cette révolte, qui sont nos principales forces, ne doivent à aucun moment connaître le compromis. Et à elles seules, elles peuvent nous sauver ainsi que le monde. Peut-être, qui sait?!